L’aspiration à davantage d’éthique dans l’économie et dans les entreprises est un marqueur fort de ce début de XXIème siècle. Les entreprises sont tenues d’y répondre, à plus d’un titre, pour suivre les règlements édictés par les sociétés civiles, mais aussi pour répondre aux attentes de leurs clients, de leurs salariés et de leurs partenaires.
On pourrait penser qu’il ne s’agirait que d’effectuer son travail, individuellement ou collectivement, en appliquant des principes moraux. C’est une interprétation largement répandue et adoptée par beaucoup d’entreprises qui ont renforcé leur gouvernance par des fonctions de conformité et de RSE.
L’accumulation des règlements et des lois à tous égards rend cette vision inefficace, voire inopérante. Pour répondre à ces aspirations et à ces obligations de façon efficiente, elles doivent transformer leur « operating model » et mobiliser les acteurs de la transformation numérique.
La première étape est d’établir une compréhension partagée de l’éthique au sein de l’entreprise, éventuellement en nommant un comité éthique gardien du temple des définitions. Une bonne base de départ peut être la définition de Paul Ricoeur1 – « Une vie bonne, avec et pour autrui, dans des institutions justes » -, adoptée par le comité consultatif national d’éthique (CCNE) pour les sciences de la vie et de la santé. Elle est simple et opérante.
Il reste à lui donner du sens dans le contexte spécifique de chaque entreprise. La vie bonne est celle des clients, des collaborateurs, des partenaires, des sous-traitants. L’entreprise étant elle-même une institution, elle doit, à ce titre, être juste, et contribuer à rendre juste les autres institutions de la société civile. Cette vie bonne, avec et pour autrui, interpelle aussi le système de management, les relations de travail entre acteurs, et oriente le design de la cible de l’operating model cible de la transformation numérique.
Vue comme levier d’innovation, la transformation numérique est naturellement axée sur l’humain, le collaborateur, le client, le partenaire. Son motto est l’expérience client. Cependant, de nombreuses entreprises, par le passé, ont placé leur intérêt avant celui de leurs clients ou de leurs collaborateurs. Elles leur imposaient des parcours minimisant les coûts et maximisant les revenus au détriment de la facilité d’usage et de la réponse à leurs besoins.
Pourtant, dans sa version originelle, la transformation numérique fait écho au « Avec et pour autrui » qui ne signifie rien d’autre que de mieux comprendre autrui, de comprendre ses capacités à créer de la valeur pour lui-même, et de concevoir les biens et les services qui vont renforcer ses capacités. Opérationnellement, cela se traduit dans l’approche du « Design Thinking » qui, initialement destiné à la conception des usages innovants, peut être étendue à la conception de l’ensemble de l’operating model de l’entreprise.
En effet, un operating model est un millefeuille de couches de services qui peuvent être conçues en utilisant l’approche de design thinking, et de couches de réalisation composées de processus, de solutions et de plate-formes qui sont éligibles à une conception via des approches d’architecture métier ou technique. Ainsi, à chaque niveau de l’operating model, on peut se préoccuper de l’acteur, utilisateur du service, du contexte d’utilisation de ce service, et des attentes de l’acteur. Même les services purement techniques, en bout de chaîne, entrent dans les usages d’acteurs humains.
Une fois la conception faite, la démarche de développement et de réalisation sera agile, et, s’agissant de l’ensemble de l’entreprise, agile à l’échelle. Cette démarche, par essence, également axée sur l’humain est propice à intégrer les aspirations éthiques des collaborateurs, des partenaires et des clients.
Certains pourraient se poser la question de l’impact sur les coûts et, par voie de conséquence, sur la compétitivité de l’entreprise. Avant de répondre, on doit se remémorer la propriété cardinale du numérique, qui est la simplicité. Celui-ci répond à la complexité par la combinaison de services simples. Ainsi les operating models cibles, conçus sur une base de services complexes, ne sont pas conformes aux bonnes pratiques et ne réalisent qu’imparfaitement le business model et répondent partiellement aux attentes éthiques.
Ensuite, il suffit de reformuler la question, puisque à partir du moment où l’on a créé une intimité avec le client en lui fournissant les services qu’il attend, par construction, à condition de respecter l’état de l’art, l’operating model cible sera le plus facile à mettre en oeuvre et à opérer.
En réalité, la question des coûts de la transformation numérique se pose pour les entreprises ayant un « legacy system » important, les coûts proviennent alors de la décision de faire évoluer un système et une organisation qui n’ont pas été conçus à l’origine pour le numérique.
On comprend, en creux, les freins des transformations numériques engagées par les entreprises françaises. Il apparaît, à travers les enquêtes menées par les grands cabinets de conseil, qu’elles ont de grandes difficultés à concevoir leur operating model cible, notamment à cause :
- de métiers mal préparés qui font appel à des ressources d’expertise externes ,diverses et mal coordonnées. Ces métiers ne parviennent pas à réduire la complexité des services qu’ils proposent
- d’un management qui n’est pas suffisamment intégré pour des opérations de grandes ampleurs et donc très difficile à coordonner
- d’une fonction d’architecture d’entreprise insuffisamment développée, car c’est d’elle dont dépend la coordination de la conception de l’operating model au plan des méthodes et mais aussi des savoir-faire de modélisation qui permettent la simplification des services
- des fonctions IT qui n’ont pas suffisamment transformé leurs processus techniques, qu’ils soient managériaux ou opérationnels, afin de maîtriser tous les aspects technologiques et économiques du numérique
- d’un top management démuni devant ces lacunes. Alors qu’il a revu drastiquement ses business models, il constate que l’operating model ne suit pas. Il cherche à gagner du temps vis à vis des marchés, en attendant que les acteurs internes progressent suffisamment pour réussir la transformation.
Les exigences éthiques se font de plus en plus pressantes et proviennent de tous horizons, autorités réglementaires, clients, collaborateurs, partenaires, administration. Le temps est la variable stratégique que les entreprises maîtrisent le moins. Il est urgent de résoudre ces freins, car c’est en réalisant et réussissant leur transformation numérique que les entreprises répondrons efficacement aux aspirations éthiques de leurs clients, de leurs collaborateurs, et de leur partenaires.
[1] Paul Ricoeur – Soi-même comme un autre, Le Seuil, 1990